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Les hackers, bons petits cybersoldats du nationalisme turc

15 Nov

Les hackers, bons petits cybersoldats du nationalisme turc

Nom de code «Black Apple». Profil: «un jeune Turc lambda». Mission: défendre les valeurs et croyances islamo-nationalistes au nom de l’Etat turc. Dernière opération réussie: l’attaque du site de Charlie Hebdo.

Ariane BONZON
slate.fr

C’est moi qui ai piraté Charlie Hebdo»: le hacker du site de l’hebdomadaire satirique serait un étudiant turc de 20 ans, originaire de la région de la Mer noire et inscrit à l’université privée Isik, à Istanbul. «Futur ingénieur informatique», «jeune turc lambda», Ekber assumerait parfaitement son acte. Il l’aurait revendiquéauprès du correspondant du JDD en Turquie qui l’a rencontré, moins de quatre jours après que le site de Charlie Hebdo a été mis hors service.

«Ekber n’avait jamais entendu parler de Charlie Hebdo», écrit Guillaume Perrier. Il aurait découvert l’hebdomadaire français lorsque la presse populiste turque en a dénoncé la une et titré sur cet «immense irrespect pour le prophète Mahomet!»

Ekber appartiendrait à un groupe d’hackers surnommé «Akincilar», du nom de légendaires cavaliers ottomans. Déjà dans les années 1980, un mouvement de jeunesse islamiste proche de Necmettin Erbakan, l’ancien mentor du Premier ministre actuel, s’était baptisé d’après le nom de ces guerriers.

C’est dans la nuit du mardi 1er au mercredi 2 novembre, qu’Akincilar aurait attaqué le site de Charlie Hebdo. «Nous avons un groupe d’enquête et un groupe d’action. Nous nous sommes réunis mardi à 12 heures, et le soir nous avons commencé à travailler. Ça a duré six heures», raconte Ekber.

Résultat: le mercredi matin, la page d’accueil de Charlie Hebdo avait disparu: «Avec vos caricatures haineuses, vous attaquez le grand prophète de l’islam sous couvert de la liberté d’expression. Que la malédiction de Dieu s’abatte sur vous. Nous serons votre malédiction dans le monde virtuel», pouvait-on lire à la place. Quelques heures plus tard, Akincilar se désolidarisait cependant de l’incendie qui a détruit le siège de Charlie Hebdo.

Fier qu’on l’interviewe

«Quand j’ai entendu la nouvelle de l’attaque du site de Charlie Hebdo par des hackers turcs,  j’ai effectivement pensé à ces groupes d’extrême droite, raconte le blogueur Clément Girardot. Je connaissais juste le groupe Ayyıldız Tim qui est aussi pas mal dans son genre.»

Un autre journaliste français, de l’AFP, avait essayé d’entrer en contact avec Akincilar il y a «deux ou trois mois» car le palmarès de ce groupe de hackers compte déjà  de nombreux sites attaqués. «Au téléphone, ils ont refusé de me rencontrer, malgré toutes les garanties d’anonymat que je leur avais données», explique Nicolas Cheviron.

Or, selon le correspondant du JDD, le jeune hacker turc était lui tout à fait «flatté et même fier qu’on l’interviewe et sans aucune conscience de sa responsabilité».

On ne peut exclure complètement que derrière ces groupes de hackers se cachent des «officines» qui cherchent à déstabiliser le pouvoir en place et la société. Cela s’est vu par le passé.

Mais plus probablement, Akincilar, comme Ekber, sont parfaitement en phase avec l’atmosphère islamo-nationaliste qui prévaut actuellement en Turquie. Ils se comportent «comme des institutions officielles sans qu’ils soient en charge de quoi que ce soit; s’il est dit que c’est contraire à l’Etat turc, à la turcité et/ou à l’islam, c’est qu’il faut le détruire», explique l’historien et politologue Samim Akgönül. «On assiste à la répercussion sur le monde virtuel de l’idéologie de synthèse turco-islamique, à la fois nationaliste et conservatrice, antisémite à souhait, tenant un discours résolument anti-européen et anti-américain», précise cet universitaire qui enseigne à Istanbul et à Strasbourg.

Au service de l’ultranationalisme

Tout ce qui est présenté comme danger ou menace pour les intérêts de la Turquie constitue une cible potentielle: les sites arméniens et kurdes (c’est le penchant nationaliste des pirates), les sites qui insultent l’islam (leur penchant conservateur), les sites américains (leur penchant anti-impérialiste).

En décembre 2008, le site appelant les citoyens turcs à signer une pétition demandant  pardon pour la «grande catastrophe de 1915» avait subi l’attaque des hackers nationalistes. Après l’assaut du Mavi Marmara en 2010, ce sont les sites israéliens qui ont été visés, y compris celui du Mossad. Dernièrement, ce serait celui de la compagnie pétrolière américaine Noble Energy en raison des forages qu’elle a entrepris dans les eaux territoriales de Chypre contestées par la Turquie.  

«Je ne sais pas pourquoi cet Ekber a parlé si ouvertement, mais le degré d’assurance, d’arrogance même, qui existe aujourd’hui en Turquie est tout à fait extraordinaire. Ce type a peut-être attrapé le virus, et fait sien ce sentiment de plus en plus répandu ici que l’on peut faire ce qu’on veut et s’en tirer», déplore un bon connaisseur européen de la scène turque .

Sedat Kapanoglu, qui a vécu plusieurs années à Seattle (Etats-Unis) où il a travaillé chez Microsoft, est l’une des figures de l’Internet turc.

«J’ai personnellement reçu des menaces de mort en raison de critiques sur la religion que contenait mon site. L’un des auteurs de ces menaces  a été condamné à 5 mois de prison.»

Le plus souvent, les hackers, eux, ne sont pas poursuivis. A la suite de l’attaque dont son blog avait été l’objet après qu’elle avait interviewé une personnalité franco-turque favorable à la reconnaissance du génocide arménien, la journaliste française Constance Colonna Cesari avait informé la DGSE de l’affaire et porté plainte. Six mois plus tard, celle-ci était classée sans suite.

Pourtant «détruire ou empêcher l’accès à un ordinateur est jugé criminel par la loi turque», confirme Sedat Kapanoglu. «Si l’Etat le souhaite, il peut identifier de tels internautes, et lancer sans tarder des procédures judiciaires», affirme de son côté le militant des droits de l’homme Oral Calislar. Mais deux semaines après l’attaque turque du site de Charlie Hebdo, c’est officiellement «silence radio» du côté des autorités turques. 

Cela signifierait-il que le gouvernement de Tayyip Erdogan soutient ces «opérations sauvages»? «Le gouvernement n’a nullement besoin de montrer son soutien, il lui suffit de laisser faire sans intervenir pour que le public comprenne le message», précise Sedat Kapanoglu.

Ce n’est pas le nationalisme qui est nouveau en Turquie. Il a toujours existé, mais il a varié de contenu (fondé sur la race dans les années 1930 et 1940, puis adoptant une vision plus culturaliste et géographique) pour finalement s’imposer comme un mix d’ottomanisme, d’islamisme et de turquisme dans les années 1980.

L’idéologie de synthèse turco-islamique est alors devenue idéologie officielle, toujours enseignée dans les écoles à ce jour. Les laïcs y voyaient un rempart à la gauche internationaliste.

«Or peu à peu, les élites locales provinciales religieuses ou proches du mouvement des Fethullahçi (réseau social et religieux influent)  ont développé un nouveau type de nationalisme où l’islamité avait la part de lion, du moins égale à la turcité. Cette génération a pris le pouvoir politique et idéologique, en poussant les kémalistes dans leur retranchement», précise Samim Akgönül qui vient de publier un ouvrage en turc sur les minorités et le nationalisme dans le contexte turc (Azinlik: Türk baglaminda azinlik kavramina çapraz bakislar, BGST yayinlari, 2011).

Pourtant, lorsque le représentant de ces nouvelles élites, Tayyip Erdogan, est arrivé aux commandes du pays, il a semblé rompre avec cette idéologie.

Entre 2002 et 2004, il a en effet tenu un discours non nationaliste et pro-européen; il a mené de nombreuses réformes politiques, économiques et juridiques dans ce sens. Puis, surtout depuis 2009,  une partie de l’AKP a eu le sentiment que «le jeu n’en valait plus la chandelle» que «l’Europe humiliait toujours la Turquie et que la question kurde n’était toujours pas réglée», selon Samim Akgönül qui explique ainsi que l’AKP soit «retourné à un discours antérieur plus autoritaire, plus conservateur, plus islamiste, plus militariste, plus antisémite même  face à la fois à l’Europe et au mouvement kurde parce qu’Erdogan  pense que ses efforts de mutation n’ont pas été récompensés».

D’ailleurs, ces derniers jours, l’éditeur Ragip Zarakolu, auquel les lecteurs turcs doivent la publication de nombreux ouvrages sur le génocide arménien et le problème kurde ainsi que l’universitaire Büsra Ersanlı, dont les travaux sur la nationalisme turc –et ses effets sur les minorités ethniques– font autorité, ont été arrêtés et emprisonnés pour avoir participé à une académie du Parti de la Paix et de La Démocratie (BDP), formation d’opposition kurde au gouvernement.

Les cyber-guerriers d’Akincilar eux courent toujours. Il n’est même pas sûr qu’une éventuelle pression française puisse avoir   quelque effet sur Ankara. Pour le gouvernement turc, engager des poursuites contre ces défenseurs auto-proclamés de l’ordre islamique turc est loin d’être la priorité.

Ariane Bonzon

 
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Publié par le novembre 15, 2011 dans News

 

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